Cancer et travail (Tribune parue dans le Monde)

Tribune parue dans le Monde le 3 novembre 2025

Une récente publication du Lancet place la France en tête des pays les plus touchés par le cancer, avec plus de 433 000 personnes touchées chaque année. Ce nombre a doublé en vingt ans.

Cette situation très inquiétante est rapportée aux seuls comportements individuels à risque (tabac, alcool, activité physique).

Et pourtant ?

Est-ce que cette jeune femme, fleuriste - dont l’enfant est morte à 11 ans d’un cancer du sang après sept ans de lourds traitements - avait « choisi » d’être contaminée par les pesticides dont étaient imprégnées les fleurs de son activité de travail, pesticides cancérogènes non seulement pour ellemême mais pour l’enfant à naître.
Les ouvrières du laboratoire Tetra Medical ont-elles « choisi » le procédé de stérilisation à l’oxyde d’éthylène, cancérogène, mutagène, toxique pour la reproduction (CMR) qui les a empoisonné durablement, elles et leurs enfants ?
Les ouvriers des usines chimiques ont-ils « choisi » les PFAS au redoutable pouvoir toxique?
Sans parler des employées du nettoyage, contaminées par les cancérogènes des produits d’entretien.

Le travail et ses risques, facteurs de risque avérés du cancer, n’apparaissent pas dans l’article du Lancet, qui reprend le discours dominant et culpabilisant faisant reposer la responsabilité de la survenue des cancers sur les victimes elles-mêmes.

Vous reprendrez un peu de pinkwashing avec Octobre rose ?

Il y a peu nous étions en octobre, octobre rose en soutien aux femmes victimes de cancer du sein.
Parmi d’autres (pesticides et rayonnements ionisants notamment), une des causes de celui-ci, avérée scientifiquement, est le travail de nuit ou posté. Chez les femmes, celui-ci a augmenté de 150% entre 1982 et 2015, en progression dans de multiples secteurs où il n’est nullement indispensable (industrie, commerce, nettoyage).
Sa contribution à l’augmentation du cancer du sein est indéniable et pourtant « oubliée » des discours officiels d’octobre rose!

Nous, signataires de cette tribune, nous voulons rappeler le travail inlassable et les mobilisations de tous ceux et celles - militants associatifs et syndicalistes, chercheurs, médecins, avocats - qui depuis plus de 40 ans alertent sur ces risques évitables que sont les multiples situations de mise en danger de la vie d’autrui dans le travail exposé aux cancérogènes.

Ne pas perdre sa vie à la gagner

En 1985 puis en 2015, deux ouvrages collectifs réunissant chacun une centaine d’autrices et auteurs, intitulés « Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner » (Ed. la Découverte), s’en sont faits l’écho.

Les enquêtes conditions de travail et SUMER (Surveillance Médicale des Risques) du ministère du Travail, alertent, depuis les années 1970, à longueur de décennies, sur les graves expositions aux risques chimiques, aux poussières, aux rayonnements.

En toute indifférence!

Deux fortes mobilisations sociales (années 1970 puis 1990), ont fait éclater le scandale sanitaire des dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs, exposés sans protection aux fibres d’amiante.
Dans l’intervalle, les industriels avaient pu imposer le mythe mensonger de « l’usage contrôlé de l’amiante ».

Il a fallu la mobilisation de multiples collectifs, la démonstration faite en 1994 par Henri Pézerat – spécialiste de la cancérogenèse de l’amiante - de l’extrême dangerosité de cette 2 fibre mortelle, pour qu’enfin l’amiante soit interdit en France en 1997.
Mais des 80kg d’amiante par habitant présents partout en France, bien peu a été enlevé et cela, souvent, dans des conditions de mise en danger des personnes exposées, tant dans le travail que l’environnement.

Au mépris des règles du code du Travail.

D’autres toxiques, toujours en usage, font régulièrement l’objet de scandales sanitaires : les pesticides, les PFAS, l’oxyde d’éthylène, l’arsenic et bien d’autres.

Au rang des scandales : non seulement l’incendie de Notre-Dame a pollué durablement au plomb les abords de la cathédrale, mais la reconstruction « à l’identique » sur injonction gouvernementale - avec 400 tonnes de plomb posées sur la toiture et la flèche - a contaminé durablement les ouvriers exposés (ainsi que les riverains et riveraines) par cette substance CMR et neurotoxique.

Le recours à la sous-traitance et à l’intérim par les grandes entreprises rend invisible le travail dangereux et ses conséquences.

Cancérogène connu, la radioactivité est omniprésente dans une industrie auto-proclamée propre et sans danger : l’industrie nucléaire. L’exposition professionnelle aux rayonnements ionisants y est supportée à 90% par les travailleurs et travailleuses dits « extérieurs », intervenant en sous-traitance et intérim dans la maintenance et le démantèlement des installations. Ils circulent de site en site, ne bénéficient pas du statut protecteur d’EDF ou du CEA, puis disparaissent sans laisser de trace. Les atteintes cancéreuses de la radioactivité sont dissoutes dans cet immense continent des victimes de cancer dont l’activité professionnelle n’est jamais questionnée.

La sous-déclaration et la sous-reconnaissance des cancers professionnels ne sont plus à démontrer.

Cours d’Appel et cour de Cassation, saisies par de trop rares victimes, reconnaissent l’impact certain de la multi-exposition professionnelle aux cancérogènes dans la survenue de ces cancers et soulignent le fait que les Comités de Reconnaissance en Maladie Professionnelle opposent aux victimes des refus de prise en charge, injustifiés au regard des connaissances scientifiques.

En dépit de celles-ci et des mobilisations sociales, il n’est tenu aucun compte, ni dans la production des chiffres du cancer, ni dans les décisions de politiques publiques, de ce rôle avéré des risques professionnels dans l’épidémie de cancer.

Pourtant, qui peut nier que les cancers trouvent le plus souvent leur origine dans la production industrielle et donc le travail.

Ceux qui en sont victimes sont d’abord les ouvriers et les ouvrières. Maladie de classe, trop souvent.

Le dire, l’écrire, c’est aider à la prévention. Le taire, c’est faire le contraire.

Signataires

Annie Thébaud-Mony, Présidente de l’Association Henri Pézerat, Santé, Travail, Environnement
Benoît Martin, Secrétaire Général de l’Union Départementale CGT – Paris
Cathy Guironnet, Porte-Parole du Collectif des ex-salarié.es Tetra Medical -
Annonay Christian Micaud, Président de l’Association des Malades de la Chimie (AMC) Fleur Breteau, Porte-Parole du Collectif Cancer Colère
Francis Talec, Porte-parole du Collectif des Irradiés des Armes Nucléaires de l’Ile Longue à Brest 3 Franck Refouvelet, Président de l’Association Entr’aide et Défense des Acteurs de Télécoms Exposés aux Toxiques (EDATET)
Gérard Semme, Président du Comité Amiante Prévenir et Réparer - les Ancizes
Jean-Marie Birbès, Président de l’Association Départementale de Défense des Victimes de l’Amiante du Tarn (ADDEVA 81)
Josette Roudaire, Présidente du Comité Amiante Prévenir et Réparer - Puy de Dôme
Julie Ferrua et Murielle Guilbert, co-déléguées générales de l'Union syndicale Solidaires
Laurent Indrusiak, Secrétaire Général de l’Union Départementale CGT – Montluçon
Marie Thibaut, Fondatrice du Collectif Stop aux Cancers de nos Enfants
Marie-Reine Chalvignac, Présidente du Comité Amiante Prévenir et Réparer - Issoire
Michel Besnard, Président du Collectif de Soutien aux Victimes de Pesticides de l’Ouest Nicole Voide, Secrétaire Générale de Ban Asbestos-France
Raphaël Fois, Secrétaire Général de l’Union Locale CGT – Annonay
Serge Allegre, Secrétaire général de la Fédération Nationale des Industries Chimiques – CGT

Contact : assohp@gmail.com

Une version courte de cette tribune a été publiée dans le Monde du 3 novembre 2025 sous le titre : Le travail est un facteur de risque avéré du cancer https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/11/03/le-travail-est-un-facteur-de-risque-avere-ducancer_6651318_3232.html