Les dépenses liées aux arrêts de travail ont récemment occupé le devant de l’actualité et ont suscité de nombreux commentaires de la part de responsables politiques[1] qui ont parlé « d’explosion des arrêts maladie », « des faux arrêts du lundi ou du vendredi », « de gens qui abusent » et « d’argent jeté par les fenêtres ». Mais à aucun moment, ces mêmes responsables ne se sont alarmés d’une potentielle aggravation de l’état de santé des salarié·es. Mais pour eux, cette réalité n’existe pas « les arrêts de travail sont employés comme des instruments de contrôle et de maîtrise des dépenses de santé[2]. », le problème est le coût pour les finances publiques des arrêts de travail et non le fait que leur nombre augmente fortement.
1-Qu’en est-il exactement ?
Selon le rapport[3] de l’Assurance Maladie publié en juillet 2023, le montant des indemnités journalières (IJ) versées par l’assurance maladie en 2022 s’est élevé à 13,5 milliards d’euros (hors maternité) dont 9,7 milliards pour les arrêts maladie et 3,8 milliards au titre d’ arrêts consécutifs à des AT/MP[4], ce qui représente une hausse de 8,2 % par rapport à 2021 contre une tendance antérieure de + 2,3 % en moyenne par an entre 2010 et 2019.
Le rapport donne plusieurs explications à cette croissance dont l’augmentation de la population active (23 % de contribution à la croissance) ainsi que le vieillissement de la population qui perçoit des IJ maladie (13 % de contribution à la croissance). A titre d’illustration le taux d’activité des 55-64 ans est passé de 43 % à 60 % soit +17 points entre 2010 et 2022.
Le rapport souligne 2 autres facteurs : l’augmentation par classe d’âge du montant des IJ et la progression par classe d’âge de la durée d’arrêt qui contribue pour sa part à hauteur de 23 %.
Un autre élément intéressant du rapport est l’analyse des principaux motifs pour justifier un arrêt en 2022. Celle-ci montre une progression des motifs liés à des troubles de la santé mentale et un rattrapage des arrêts liés à des maladies virales et bactériennes, en retrait en 2021.
Si on prend la peine de lire le rapport, on se rend compte que des données objectives expliquent la hausse constatée.
Les institutions de prévoyance[5] font logiquement état d’une de la même augmentation du nombre d’arrêts de travail qui s’est traduite par une hausse des prestations de 12 % et une hausse de 9,4 % des cotisations versées par les salarié·es et les employeurs.
Une analyse détaillée des arrêts de travail montre « une augmentation nette des arrêts de travail des moins de 45 ans dans certains secteurs », la prédominance « des problèmes psy », comme « le burn-out » ou « la dépression post-Covid ».
Du côté des observatoires de l’absentéisme[6], il faut retenir plusieurs données intéressantes corroborant les données de l’AM et des institutions de prévoyance :
- Une forte hausse du taux d’absentéisme en 2022 liée à des arrêts de travail de courte durée qui ne doit pas pour autant masquer un allongement des arrêts de travail de longue durée (+11,2 % pour les arrêts de plus de 90 jours).
- Entre 2021 et 2022, l’absentéisme des cadres a progressé de 20,9 % et celui des non cadres de 14,1 %.
- En 2019, année de référence pré-Covid, un peu moins d’un tiers des salariés (30 %) s’arrêtait au moins une fois ; en 2022, le taux s’établit à 44 %, soit près d’un·e salarié·e sur deux !
- Les troubles psychologiques sont la première cause d’arrêts de travail de longue durée et ce chiffre est en constante augmentation depuis 3 ans : ils représentent 22,2 % des arrêts survenus en 2022.
- 32 % des salariés arrêtés évoquent une « grande fatigue » comme motif d’arrêt de travail.
- Seuls 32 % des salariés estiment que leurs managers sont suffisamment sensibilisés aux Risques psychosociaux.
- Il existe aussi un « absentéisme caché » : parmi les salariés n’ayant pas été arrêtés en 2022, une majorité déclare avoir malgré tout été malade mais ont choisi de continuer à travailler.
- En dehors des collègues, le sentiment d’avoir été accompagné par les autres acteurs (Médecine du travail, managers, DRH…) après une longue absence est minoritaire.
Le baromètre BDO de la gestion des accidents du travail et des maladies professionnels a relevé qu’en 2021 la moitié des entreprises interrogées a été confrontée à un arrêt maladie lié aux risques psychosociaux.
Oui ces données sont alarmantes et confirment la nécessité d’appréhender les spécificités des situations de travail, de comprendre les causes de l’absentéisme pour le réduire. Certes il peut y avoir des abus et y mettre un terme est légitime. Mais ce qui ne l’est pas, c’est la nature de la réponse du politique purement comptable et stigmatisante pour les salarié·es et la profession médicale et qui ne règlera rien au fond.
Des décisions absurdes et irresponsables
Son objectif étant de maîtriser l’évolution des dépenses d’IJ, la Sécurité sociale prévoit d’économiser 200 millions d’€ en 2023, et 230 millions en 2024. Comme à l’accoutumée ces actions visent principalement à s’en prendre aux comportements supposés abusifs, en contrôlant et sanctionnant d’une part les prescripteurs atypiques c’est-à-dire ceux qui prescrivent trop d’arrêts de travail et de l’autre les assurés sociaux en arrêt.
Les caisses primaires d’assurance maladie ont déclenché auprès de ces médecins une procédure de mise sous objectif et leur notifient un objectif de diminution de leurs prescriptions à concrétiser sur 6 mois avec à la clef la menace de sanctions. Parce que l’arrêt de travail est un acte thérapeutique qui dépend de l’activité des patient·es, de leurs conditions de travail et de leur environnement, le dispositif est jugé inadapté par les médecins et certains syndicats appellent les professionnels concernés à rejeter la procédure.
Parmi les actions envisagées auprès des employeurs, au-delà de banalités sur la prévention des risques professionnels mais sans obligations ni contraintes à la clef, la Sécurité sociale va étudier « de nouvelles approches comme l’opportunité d’un accompagnement dans la mise en œuvre de méthodes managériales innovantes visant à limiter l’absentéisme en entreprise ». Au-delà de l’absurdité de cette proposition, qui n’est qu’un élément du mal-être au travail et qui ne relève pas de l’assurance maladie, elle révèle que les responsables de l’AM ont pris la mesure que les méthodes managériales sont bien responsables d’un nombre important d’arrêts de travail de la part de salarié·es qui n’en peuvent plus et pour qui l’arrêt de travail permet de souffler.
Quant au patronat, sa solution est de mettre fin « aux arrêts de complaisance » en imposant à tous au moins un jour de carence « remboursé par personne ».
Les mesures décidées sont des mesures purement comptables, uniquement destinées à faire des économies budgétaires et ainsi contribuer à la réduction du déficit de l’assurance maladie. Elles ne tiennent absolument pas compte des causes de la progression du nombre des arrêts de travail liés ou non à un accident ou une maladie d’origine professionnelle et de la hausse des arrêts de longue durée. De même, les conditions de travail physiques et psychologiques, l’organisation du travail ne sont pas interrogées alors qu’elles peuvent être un facteur d’absentéisme. L’opposition à l’allongement de la durée du travail pour bénéficier de sa retraite a démontré que, pour nombre de salarié·es, l’organisation du travail était de moins en moins soutenable.
Mais cela n’est pas nouveau quel que soit le sujet d’ailleurs. Rappelons-nous qu’en 2018 le premier ministre Edouard Philippe déclarait « L’enjeu des arrêts maladie est considérable. Chaque année, un peu plus de 10 milliards d’euros sont consacrés à l’indemnisation des salariés arrêtés, et ce volume progresse de plus de 4 % par an. En trois ans, le nombre de journées indemnisées est passé de 11 à 12 par an et par salarié du privé. C’est comme si notre pays avait instauré un jour de congé supplémentaire ! »
Avant d’y renoncer, il avait même envisagé de faire prendre en charge une part de l'indemnisation des arrêts maladie par l'employeur. Peu après, il diligentait une mission de réflexion sur les arrêts de travail, alors que l’IGAS (inspection générale des affaires sociales) venait de rendre un an auparavant un rapport sur ce même sujet. Cinq ans plus tard, nous en sommes quasiment au même point.
L’offensive actuelle des pouvoirs publics sur les arrêts de travail ignore le rôle majeur des conditions de travail notamment dans les arrêts de moyenne durée qui peuvent être dus aux douleurs articulaires, aux séquelles d’accidents ou à des troubles d’origine psychique à l’intensification du travail. L’assurance maladie comme le gouvernement font également l’impasse sur les arrêts longs liés à des maladies graves, à l’usure professionnelle, au vieillissement des salarié·es et au recul du départ de l’âge de départ en retraite.
Il faudrait pourtant, dans chaque entreprise analyser les caractéristiques des absences selon leur durée. « En effet les absences courtes, intermédiaires ou longues ne relèvent pas, pour l’essentiel, de troubles de santé analogues, n’ont pas les conséquences sur le fonctionnement des ateliers et des services, ni sur le parcours professionnel des personnes absentes, n’entretiennent pas les mêmes liens avec les enjeux de santé au travail et n’appellent pas les mêmes démarches de prévention[7] ».
Seule une analyse fine des causes des arrêts de travail permettra d’agir, de faire progresser la prévention et de l’adapter aux situations concrètes de travail.
Le gouvernement devrait employer la même énergie à contrôler les employeurs afin de s’assurer du respect de leurs obligations de garantir la sécurité et de protéger la santé des salarié·es au travail, et à les sanctionner en cas de manquement à leur obligation de sécurité.
Mais depuis une dizaine d’années, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse d’alléger les obligations des employeurs en modifiant le code du travail, en réduisant les moyens de l’inspection du travail et en ne s’attaquant pas à la pénurie des médecins du travail, pourtant deux professions essentielles dans leurs domaines respectifs pour préserver la santé au travail.
Comparaison du système français d’indemnisation des arrêts de travail avec 4 autres pays européens[8]
« - Les dispositifs légaux allemands et néerlandais garantissent des taux de remplacement élevés. En Allemagne, ils assurent un taux de remplacement net de 100 % pendant les six premières semaines d’arrêt de travail et de 79 % à partir de la 7e semaine, quel que soit le niveau de salaire, et sans délai de carence. Les taux de remplacement assurés par les dispositifs légaux sont également élevés aux Pays-Bas, sans délai de carence.
- À l’inverse, le dispositif légal au Royaume-Uni assure un salaire de substitution net beaucoup plus bas compris entre 31 % du salaire net pour le premier profil de salaire et 12 % pour le troisième profil de salaire.
- En Italie, les taux de remplacement sont plus élevés qu’en France, notamment après le 20e jour d’arrêt de travail, mais la durée maximale d’indemnisation y est beaucoup plus courte : 180 jours sur une période d’un an en Italie contre 360 jours sur une période de trois années en France.
Les niveaux d’indemnisation proposés par le système français comparativement à ses partenaires européens se situent à un niveau intermédiaire entre ceux de l’Italie et ceux du Royaume-Uni. »
En clair, le niveau de la France n’est guère brillant et certainement pas le plus coûteux !
Quant aux dispositifs de réintégration professionnelle, ils sont notablement plus conséquents en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
« Il s’agit notamment d’approches assurant un suivi personnalisé des personnes pendant l’arrêt de travail, que l’on trouve en Allemagne ou au Royaume-Uni, d’incitations des employeurs à mettre en place des mesures facilitant le retour au travail -aux Pays-Bas tout particulièrement-, d’outils d’information et d’accompagnement des employeurs, des salariés et des médecins pour faciliter la reprise du travail.
La France et l’Italie se caractérisent en revanche par une très faible utilisation des outils visant la réinsertion professionnelle ou l’accompagnement des salariés pendant la période d’arrêt de travail. En particulier, dans le cas de la France, des outils existent (temps partiel thérapeutique, dispositifs de convalescence active, accompagnement collectif ou individuel des personnes en arrêt de travail…) mais leur diffusion auprès des usagers est très limitée.
« En synthèse, si l’on croise l’analyse des modèles proposés, tant en termes d'indemnisation, de contrôle et de réinsertion professionnelle, trois groupes de pays se distinguent :
- L'Allemagne et les Pays-Bas offrent à la fois des systèmes généreux d'indemnisation et une diffusion étendue de dispositifs de réinsertion professionnelle.
- Le Royaume-Uni offre un niveau minimal d'indemnisation mais une diffusion relativement large de ces dispositifs.
- Les systèmes italiens et français garantissent enfin un niveau intermédiaire d'indemnisation et ont une politique de réinsertion professionnelle moins développée. »
Se désintéresser des conditions de la reprise des salarié·es après une interruption liée notamment à un évènement de santé présente le risque d’aggraver leur état de santé et de coûter plus cher aux entreprises et à la collectivité.
[1] Bruno Le Maire et Gabriel ATTAL
[2] Comment réguler l’incertain ? Le recours aux instruments face à l’incertitude du jugement : le cas des arrêts de travail. Gabrielle Lecomte-Ménahès, Jorge Munõz Revue française des affaires sociales 2021-2
[3] Rapport sur l’évolution des charges et des produits de l’Assurance Maladie au titre de 2024 publié en juillet 2023
[4] Accidents du travail-maladies professionnelles
[5] Regroupées au sein du Centre technique des institutions de prévoyance dont Malakoff Humanis, AG2R et Pro BTP
[6] Synthèse de l’observatoire de l’absentéisme 2023. IFOP-Diot-Siaci, avril 2023. Datascope, l’observatoire de l’absentéisme
[7] Serge Volkoff revue Santé et Travail n° 106 avril 2019
[8] Eléments tirés du même rapport de la Sécurité sociale cité dans le texte